« Dans cette communauté de souche profonde, ce qui est le plus grand, ce qui est le plus beau et le plus mystérieux, ce qui est le plus fort et le plus près de la source, ce n’est point le génie même, c’est certainement l’enfant et le mot d’enfant » – Charles Péguy.
Rilke et Nietzsche ont dit la même chose… Tout le monde le sait, d’ailleurs tout le monde sait « Tout », puis désapprend avec le temps et les stratifications de connaissances, toujours mêlées d’idéologies.
Un exemple de l’immédiateté du rapport enfant-instrument m’a été donné, que je voudrais décrire ici. Un client était venu à l’atelier avec son fils de 12 ans pour lui montrer le beau cadeau qu’il s’était fait à lui-même contre l’avis de sa femme (ce qui est très rare !). Il avait donc acheté un grand piano à queue et venait avec son fils sans doute pour s’en faire un allié et pour revoir le dit piano…. Enfin ils étaient là tous les deux, et tout près de son futur piano se trouvait un pianoforte carré datant du tout début du 19ème siècle que j’étais en train de préparer pour un autre client… Un très joli pianoforte : des pieds ornés de bronze doré, un petit clavier de six octaves et surtout un tout petit son ! Un son qui ne peut pas plaire aux pianistes qui « savent », qui connaissent ou croient connaitre le son du piano. Pour les pianistes un tel instrument est celui de la frustration car l’effet obtenu par le toucher n’est du tout conforme à ce qu’ils ont l’habitude d’entendre… Et là, pendant que son père me parlait, le gamin se mit à jouer sur le pianoforte. Il faut ajouter que juste à coté se trouvaient d’autres instruments plus conventionnels : des pianos « normaux ». Et ce petit Thomas s’était comme installé dans ce qui à l’évidence lui convenait le mieux, installé dans un jeu véritable : rapport d’expérimentation et d’écoute semi-consciente, c’est-à-dire sans volonté aucune de faire un beau son s’adressant à un public ou à un auditeur. Le rapport immédiat, sans médiation d’aucune sorte, le contraire de ce qui se passe toujours entre un pianiste et la musique.
Entre les pianistes et la musique il y a tout d’abord la masse immense, incommensurable de l’égo de l’instrumentiste, il y a la masse de sa culture, de ses références de ses connaissances, il y a encore la masse de son orgueil, de son désir de briller, de donner l’interprétation qui fera date et enfin la masse, l’écran, le continent de ses habitudes tactiles. C’est pour cela que l’immense majorité des pianistes ne supporte pas un toucher différent de la norme contemporaine : 50 grammes de poids, 10 millimètres d’enfoncement : tout ce que le monde moderne a figé, congelé.
L’enfant au contraire sans habitudes, sans références, n’est gêné en rien par ce clavier, il découvre en jouant, il joue en découvrant : le son, le toucher, l’interconnexion absolue de ces paramètres qui font naître plus que du son : de la musique au gré de sa fantaisie. Il invente des petites structures répétitives qui font une mélodie. C’est exactement le processus créateur à l’œuvre, ou la partie créatrice véritablement du processus créateur, c’est à dire : jaillissement, expérimentation, essai, abandon, sauvegarde. Une sorte de miracle extrêmement banal et infiniment précieux. L’enfant réalise là l’osmose parfaite : instrumentiste-instrument, en fait l’instrument disparait comme élément séparé : il est devenu le prolongement poétique de la main. Il referme la faille entre la matière et l’esprit en affirmant l’unité de la création. C’est une description de l’incarnation, une double naissance de la musique dans l’esprit et en même temps dans le corps du pianiste-piano. Tous les créateurs doivent connaitre ces moments, mais la supériorité de l’enfant est qu’il n’a aucune distance avec sa création, aucune conscience, aucun jugement : il ne fait que jouer !
Comment ne pas opposer cette expérience à d’autres… à presque toutes les autres. Souvent on fait semblant de demander l’avis de l’enfant pour n’en tenir compte que lorsqu’il est identique à celui des parents (de la mère surtout). Les rôles sont bien distribués : le père est le financier (vrai ou faux), il veut surtout donner l’impression d’être avant tout raisonnable… La mère est dans l’affectif, l’esthétique et décide presque toujours de façon catégorique ce qui peut ou ne peut pas « pénétrer » chez elle : le jugement est bien souvent sans appel ! Ce qui donne le paradigme suivant : un « vendeur » qui essaie de parler de musique, de méta-musique… de la partie mystérieuse de l’instrument, la seule intéressante, mais que personne n’écoute vraiment ; la mère qui pense décoration, standing ou prestige… le père qui fait ses comptes et le gamin qui tue son ennui en tapant ça et là sur des touches, en faisant le plus de bruit possible peut être avec l’intention inconsciente de prendre de la place, sa place avec son instrument ! Cela se solde en général par une admonestation paternelle ou maternelle pour le ramener au silence. Cette injonction est assez rarement suivie d’effet… l’enfant tape un peu moins fort quelques secondes ou s’éloigne et va taper plus loin !
Cette relation des faits peut sembler caricaturale, malheureusement elle ne l’est pas ! Cependant elle ne rend pas compte de tous les cas, c’est en quelque sorte le pire des cas mais il n’est pas rare… D’autres situations montrent des enfants ou des adolescents venus choisir un instrument et trouvant tout de suite, sans hésitation, le meilleur piano présent à ce moment là et cette constatation est corroborée par de nombreux confrères : l’enfant musicien ne se trompe jamais quand il n’est pas parasité par la connaissance des marques et choisit toujours le meilleur instrument.
Ainsi si l’on regarde la scène avec un œil un peu critique on peut y voir une démonstration de mauvaise foi totale, ou bien d’oubli, ou encore la mise en évidence du fait que les raisons invoquées : « ouvrir une possibilité d’épanouissement musical pour l’enfant » sont niées, piétinées pourrait-on dire par les parents. En réalité on invente, on s’invente toujours des raisons pour justifier un achat ou une action. On se trompe et là on devrait écouter ce que dit notre langue : SE tromper ce n’est pas faire une erreur, c’est plutôt fabriquer activement, se fabriquer une raison. La partie calculatrice du cerveau (les armes de Satan, c’est le calcul et le dénombrement nous dit Péguy, la part arraisonnante nous dirait Heidegger) travaille à l’obscurcissement de la conscience. Les raisons ne manquent jamais, les raisons sont excédentaires, il y en a pour tous les actes surtout les mauvais, surtout les pires : abondance, profusion de raisons ! C’est pourquoi il faudrait excuser les gens intelligents, très intelligents : ils ont toujours beaucoup plus de raisons beaucoup plus rationnelles que les imbéciles. Il faudrait donc être indulgent avec l’intelligence qui est la cause de tant de maux, de tant de bassesses. Le poids des justifications savantes du médiocre écrase le monde de son ennuyeuse et inutile complexité.
Les parents n’ont pas tous les mêmes désirs, par-dessus la tête de l’enfant. Ils sont liés à leur histoire personnelle mais ils sont aussi surdéterminés par des phantasmes, des reliquats, des simulacres, ou des spectres de classes sociales aujourd’hui décongelées mais qui existent encore comme un grand corps vide…
Et là c’est précisément la présence de l’enfant qui devient un obstacle à la liberté individuelle, ou le phantasme de liberté individuelle impensé comme tel, qui occupe au sens d’une armée d’occupation les structures mentales de tout un chacun. Ceci a peu de rapport, je suppose, avec l’inconscient freudien sauf si on le définit comme un surmoi idéologique des « valeurs » qui vont de soi… Péguy les nommerait « valeurs d’ habitude » : une sorte de bric à brac de valeurs esthético-moralisatrices ou trônent : le standing, la réussite sociale, le désir de briller, la distinction. Ces valeurs de la bourgeoisie qui ont infecté le peuple et puisque dans nos sociétés modernes il n‘y a plus ni bourgeoisie ni peuple on pourrait dire : « les gens ».
C’est le piano valeur sûre, rescapé du XIXème siècle qui devient une caution morale, une protection contre le devenir-racaille des enfants de cadres-sup. Mais ce piano là ne doit pas faire de bruit (on ne parle même pas de musique !) sa fonction est purement symbolique, il lui faut une sourdine ou mieux un système silencieux électronique. Il est à la fois la preuve de la sollicitude parentale et du gout des choses hautes et élevées, et propulse son propriétaire dans une humanité « haut de gamme » selon la plus vulgaire, la plus ignominieuse locution que le non moins ignoble marketing ait vomi. Cette constatation est d’une telle tristesse qu’il devient nécessaire de penser, comme antidote, au grand choral de Bach « Viens maintenant sauveur des païens » puisque ce même marketing nous fait descendre beaucoup plus bas que tous les paganismes réunis et que les nouvelles idolâtries portent en elles la dévastation de la Terre.
Tout ceci pour entrevoir la difficulté, dans notre monde qui fait semblant de valoriser la « créativité », l’accès à l’art, la difficulté donc de l’appropriation de l’instrument et de la musique qui y est liée. Comme pour tant de choses c’est un miracle ou un hasard merveilleux, en termes laïques et obligatoires, puisqu’il faut, pour l’enfant, s’abstraire totalement du contexte des désirs parentaux et des idéologies de l’apprentissage. La seule façon peut être de bien choisir un instrument serait de ne pas choisir, d’abandonner toute référence, toute connaissance pour laisser enfin, laisser être le son, matière de la musique qui doit la faire resplendir, même et surtout silencieusement. C’est un peu ce que nous avons vu avec le petit Thomas notre premier exemple, exemplaire s’il en fut et qui éprouve la parole de Martin Heidegger : « Savoir, c’est pouvoir apprendre », quand l’habitude nous montre presque toujours un savoir qui s’oppose à la liberté, un savoir figé… le contraire d’un « gai savoir »…
« Dans cette communauté de souche profonde ce qui est le plus grand, ce qui est le plus beau et le plus mystérieux, ce qui est le plus près de la source, ce n’est point le génie même, c’est certainement l’enfant et le mot d’enfant. »
Philippe Jolly